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Chroniques
Götterdämmerung | Crépuscule des dieux
opéra de Richard Wagner
Comme tout donnait à le présumer, c’est enchanté que le public sort du dernier épisode de la Tétralogie hessoise. Il put goûter ce soir des voix entendues dans les journées précédentes : l’Alberich largement projeté de Jochen Schmeckenbecher, l’excellente Meredith Arwady qui troque son costume d’Erda pour celui de la Première Norne, Anja Fidelia Ulrich celui de Gerhilde pour Gutrune qu’elle avantage d’une réjouissante opulence vocale, les trois efficaces Rheintöchter de janvier (Katharina Magiera, Britta Stallmeister et Jenny Carlstedt), mais encore Rebecca Teem qui livre une Brünnhilde de grande tenue ; enfin Lance Ryan, vraisemblablement moins en forme que vendredi [lire notre chronique de l’avant-veille] dans le premier acte, donne un Acte II prudemment contrôlé puis un III efficacement conduit (la délicatesse des citations du motif de l’Oiseau en est un bel exemple).
De nouveaux gosiers sont de la partie. Claudia Mahnke sert Waltraute (et la Deuxième Norne) d’un timbre profond, chaudement coloré, et d’un chant investi. Si, en plus de n’être pas toujours parfaitement juste ni suffisamment puissant, Gregory Frank ne possède assurément pas la noirceur nécessaire à Hagen, Peter Felix Bauer se révèle un Gunther de toute splendeur. Le jeune baryton-basse allemand arbore un instrument d’une évidente souplesse, une sonorité à la fois ronde et expressive, un aigu subtilement cuivré qu’il amène sans heurt, et pratique un chant infiniment musical au suave legato. C’est aujourd’hui son premier Gunter – auquel il prête une composition particulièrement attachante – et sa première apparition à l’Opéra de Francfort, après avoir gagné par ailleurs quelques lettres de wagnérienne noblesse (Alberich à Cobourg, Klingsor à Mayence et Wotan à Oldenbourg). Les artistes des Chor und Herren des Extrachores der Oper Frankfurt (préparés par Matthias Köhler) offre une prestation magistrale.
Comment se conclut le Ring de Vera Nemirova...
La lumière point sur le plateau où siègent tous les protagonistes légendaires du cycle, comme statufiés dans l’attente du dénouement final. Une bonne minute de silence absolu laisse au public le temps d’appréhender sensation et idée, avant que le bras de Sebastian Weigle indique le départ à la fosse. Les Nornes sont au centre, au bord du vide, reliant bientôt d’un fil rouge les pôle dramatiques entre eux, des Filles du Rhin aux Géants (en passant par Wotan, Alberich, etc.). Ici, la corde ne se rompt pas, comme le prescrit le livret : c’est Alberich qui vient la couper, entraînant la dislocation de la lumière et la bascule du dispositif. Brünnhilde lave tendrement Siegfried dans une baignoire de zinc, forme et geste laissant entrevoir une future toilette mortuaire. Le voyage sur le Rhin intègre banderole et porte-voix des naïades spoliées, sans humour trop appuyé, le mouvement des anneaux plongeant ensuite dans une sorte de hall de grand hôtel international. C’est là qu’Hagen fomente son noir dessein, assis, tandis que Gunther lui sert à boire (une relation de subordination s’impose donc d’emblée). Gutrune revient d’un footing, en survêtement, gentiment superficielle. Parmi ces Nibelungen « contemporains », le surgissement du héros casqué prend une saveur inattendue.
De fait, sa méconnaissance des codes sociaux le rend cher aux yeux de Gunther, intellectuel fragile qui bientôt admire ce sauvage complètement ancré dans la vie et le présent. Aussi le pacte nous le montre-t-il plus courageux qu’à l’accoutumé, pleinement engagé dans une fraternité nouvelle qu’il désire ardemment et qui fait sa fierté : le voilà l’ami de Siegfried dont la pureté (parfois triviale) mieux que de le fasciner le transfigure. Tout le porte à oublier qu’un certain breuvage fut donné à boire à Siegfried par Hagen ; il enfouit loin la réalité du leurre tant il a besoin de cet élan formidable pour survivre dans la proximité haineuse qui l’asservit – sa sœur rêve de gloire, son frère de vengeance et lui-même n’est vraisemblablement pas amoureux d’une Brünnhilde qui l’exècre. Plus avant, il se trouve emporté dans un jeu de dupe que tout en lui désapprouve et, affreusement, c’est dans ses bras que le Wälsung rend l’âme dans un « Brünnhild’ bietet mir Gruss » littéralement atroce. Durant la levée du corps et l’interlude, Gunther se blottit genoux en coudes sur le premier cercle ; là, il pleure l’amitié perdue qui faisait sens.
Outre cette option qui élève un rang au-dessus le personnage de Gunther, Vera Nemirova saupoudre adroitement la narration de fraiches inventions théâtrales (comme cet irrésistible jeu de rôles entre les amants où Gutrune s’encombre de Nothung tandis que Siegfried se coiffe du voile de la mariée, par exemple) qui s’avèrent d’une pertinence aigue. Pour finir, tous regagnent le « disque » de Jens Kilian, sous l’« œil betterave » des dieux épuisés. Surprise : alors que tous ont vieilli, Freia est une enfant plutôt qu’une jeune femme ; ainsi Freia montrerait la liberté en marche ? Oui, la destruction du Walhalla, c’est l’avancée dépassionnée de toute la distribution du plateau vers la salle que la lumière gagne, une lumière commune, celle de la fin des dieux, inutiles. Les dernières notes soulignent sereinement ce passage de la légende à la science.
À la tête de son très précis Frankfurter Opern und Museumorchester, Sebastian Weigle signe une interprétation souveraine à laquelle le public fait fête. À l’issue de ce Götterdämmerung c’est tout le cycle que les spectateurs saluent debout de nombreux rappels. Et bien qu’il soit assez rare que critique et mélomane s’entendent, ce grand et beau Ring nous rassemble tous.
BB